Les
Dialogues de Luisa Sigea (XXI)
«A supercherie littéraire dont Chorier s’était avisé, pour
se mettre à couvert, en attribuant ces Dialogues à Luisa Sigea de Tolède, dont
le manuscrit perdu aurait été traduit en Latin par le savant Hollandais Meursius,
n’a pas eu un succès de bien longue durée. L’opinion, un moment égarée, n’a pas
tardé à faire justice de l’assertion facétieuse qui prêtait à la vertueuse
fille d’honneur de Dona Maria de Portugal une si vaste érudition en matière érotique.
On fut un peu plus longtemps à revenir sur le compte de Meursius et, en plein XVIII
siècle, quelques critiques étrangers attribuaient encore l’Aloysia au laborieux érudit
Hollandais. On songea aussi à Isaac Vossius et à Jean Westrène, jurisconsulte
de La Haye; mais en France le jour était fait depuis longtemps sur cette
question, et de son vivant même Chorier put voir que le masque derrière lequel
il s’abritait ne tarderait pas à être arraché. Un passage de ses Mémoires, écrits en Latin, restés
longtemps inédits et que la Société de Statistique de l’Isère s’est enfin décidée
à publier dans son Bulletin
(tome IV, 1846), le montre aux prises à ce sujet d’une manière assez
violente avec l’Intendant de justice du Dauphiné, sur la dénonciation d’Étienne
Le Camus, évêque de Grenoble.
Je m’attirai la haine
de Le Camus, dit-il. Vingt ans auparavant la
Satire d’Aloysia Sigea, écrite en Latin, d’un style élégant et fleuri, avait vu
le jour. Lorsque tout d’abord elle tomba entre les mains des hommes, comme nul
n’ignorait que je fusse savant en Latin, je ne sais quels lettrés me soupçonnèrent
perfidement et injurieusement d’être l’auteur de cette Satire. Aux yeux de Le
Camus, qui veut du mal à tout le monde, sans aucun égard pour les mérites, un
soupçon qui n’a pas la moindre importance tient d’ordinaire lieu de preuve
complète. Il s’étonnait, disait-il, qu’un pareil livre eût pu être publié impunément;
il me désignait tout haut, afin d’exciter contre moi la malveillance. Pour
persuader à d’Herbigny cette imposture, aussi éloignée de la vérité que les ténèbres le
sont de la lumière, il remuait ciel et terre. Je fus trouver d’Herbigny, non
pour m’excuser, mais pour repousser l’accusation. Tandis que je lui parle avec
la liberté d’un honnête homme et d’un innocent, il m’échappe de lui dire que
ceux qui m’accusaient avec tant de fausseté en avaient menti impudemment; je ne
croyais pas le choquer en m’exprimant de la sorte. Mais indigné de ce que je ne
tiens pas compte de son rang, il s’emporte et ne se contente pas de vociférer, il
se met en rage contre moi avec d’autant plus de fureur que je m’efforçais plus
soigneusement d’expliquer le mot. Que faire? Je me retirai de sa présence.
Georges Matelon, de Vienne, supérieur des Capucins de Grenoble, me rapporta du
caractère de ces deux personnages beaucoup de traits qui adoucirent mon
chagrin. Je me consolai par le témoignage de ma conscience; ne me sentant
coupable d’aucune faute, je n’avais à pâlir d’aucune.
La conscience de
Chorier était beaucoup moins nette qu’il ne se plaît à le dire, et si l’évêque
ne put fournir contre lui, à cette époque, des preuves absolument
convaincantes, Chorier nous en a laissé assez, dans ses Mémoires, dans la Préface d’une édition
nouvelle de l’Aloysia
(1678 ou 1679), dans son recueil de Poésies Latines publié à Grenoble en
1680, pour que nous soyons tout à fait édifiés. Les Mémoires, à côté de la dénégation intéressée qu’on vient de
lire, contiennent cet aveu précieux, que Chorier, dans sa jeunesse, avait composé
deux satires, l’une Ménippée, l’autre Sotadique. La satire Ménippée est perdue,
mais la Sotadique est évidemment celle qu’il a publiée sous le nom de Luisa Sigea. Tout en niant comme un
beau diable en être l’auteur, il n’était pas fâché de laisser à la postérité
des indices auxquels elle pourrait reconnaître la véritable paternité de l’oeuvre.
Il en a encore fourni d’autres, avec une imprudence dans laquelle on peut très
bien voir un calcul. L’édition de 1678 (ou 1679) renferme, outre un septième
Dialogue resté vingt ans inédit, deux pièces de vers, De laudibus Aloysiæ et Tuberonis Genethliacon, que Chorier
a reconnues siennes en les insérant dans son recueil de Poésies de 1680. Cet
indice a été relevé comme suffisamment probant par l’abbé d’Artigny, La
Monnoye, Lancelot, etc.; il l’est bien davantage si l’on rapproche le Tuberonis Genethliacon de
certain passage de la Préface où les mêmes invectives sont reproduites contre
le personnage voilé sous le pseudonyme de Tubero, qui paraît avoir été un
ennemi personnel de Chorier. L’importance de cette Préface (Summo viro Aloysia, ex Elysiis hortis)
a échappé à tous les critiques; son examen aurait pourtant donné plus de
certitude à leurs conjectures». In Alcide Bonneau, Curiosa, Essais critiques
de Litterature Ancienne Ignorée ou Mal Connue, Isidore Liseux, Editeur, Paris,
1887,Project Gutenberg.
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